Cérémonie doctorats Honoris Causa 2020

Discours d'éloge de M. Jean-François Balaudé

Publié le 13 février 2020 Mis à jour le 7 mai 2020
Cher Professeur, cher Amartya Sen,

Respecter le format d'un éloge court pour vous présenter préalablement à la remise d'un doctorat honoris causa, est assurément un défi et une gageure. Non pas seulement parce que vous êtes sans doute l’un des intellectuels les plus influents de votre temps, non seulement parce que vous avez été lauréat du prix Nobel d'économie en 1998, et parce que votre œuvre académique – ouvrages, articles, collectifs – est considérable, et que vous avez inspiré tant de recherches et de travaux à votre suite, mais parce que vous êtes une personnalité aux multiples facettes, que votre parcours de vie et votre parcours intellectuel, ce que vous êtes devenu et ce que vous avez produit, ne se laissent précisément pas réduire à une caractérisation simple et univoque. Je ne prétendrai certainement pas restituer cette complexité en quelques minutes – est-ce possible, et en serais-je capable ? -, mais je tenterai plus modestement de faire ressortir quelques traits remarquables.

Vous confiez vous-même au début de votre autobiographie pour le prix Nobel que vous avez d’une certaine manière passé toute votre vie sur des campus universitaires depuis votre enfance : « I was born in a University campus and seem to have lived all my life in one campus or another. »
Pourtant, si l'on était en raison de cela tenté de voir en vous l'homo academicus par excellence : n’êtes-vous pas ce chercheur et enseignant infatigable, qui vous voit aujourd'hui encore enseigner à Harvard University, où vous êtes Thomas W. Lamont University Professor, et Professor of Economics and Philosophy, après avoir été, au long de votre carrière, titulaire de postes académiques en Inde (Jadavpur University, Calcutta ; the Delhi School of Economics and the University of Delhi), en Angleterre (Trinity College, Cambridge ; London School of Economics ; Oxford University), on devrait aussitôt insister sur le fait que vous êtes aussi le prototype du chercheur qui ne s'est pas laissé enfermer dans des recherches théoriques coupées de la réalité la plus concrète et la plus brute.

Vous avez d’un côté, comme il est bien connu, contribué à renouveler la théorie du choix social dans votre dialogue soutenu avec Arrow : au théorème d’impossibilité selon lequel les procédures de choix collectifs, comme le vote ou le marché, ne peuvent satisfaire les critères de démocratie, votre réponse consiste, dans un traitement de la théorie du choix social qui l’articule à la question du bien-être social, à promouvoir la prise en considération des éléments autres que la seule utilité des individus, qui permet d’inclure des enjeux de justice sociale et de redistribution, et à montrer déjà l’importance des droits individuels, ou de l’accès à l’information par exemple (je renvoie ce faisant à votre ouvrage de référence Collective Choice and Social Welfare, 1970). Mais ce sont aussi, d’un autre côté, ces intérêts qui vous ont amené à fournir des contributions majeures à l'analyse des phénomènes de famine : cf. Poverty and Famines: An Essay on Entitlement and Deprivation (1981) qui fait apparaître que les famines ne sont pas seulement dues au manque de nourriture, mais aussi aux inégalités provoquées par les mécanismes de distribution de la nourriture.
Economiste, vous avez fait entrer dans l'économie des dimensions qui n'étaient pas considérées : celle des motivations, qui ne sont pas seulement l'intérêt ; celle de la capacité réelle à agir, considérée comme la question des questions ... Et lorsque vous réévaluez la question de l'engagement dans votre analyse du comportement individuel, vous donnez son congé à une vision d'agents ne cherchant qu'à maximiser leur intérêt, à une certaine vision de l'homo economicus.

Les thématiques du choix social, de l'économie du bien-être et du développement sont liées à votre expérience biographique et à votre engagement le plus constant, qui vous ont confronté aux réalités de la pauvreté, sinon de la misère, des famines et des disettes, des inégalités entre les hommes et les femmes.
Du laboratoire aux réalités sociales, une circulation perpétuelle a été entretenue, et l'on passerait certainement à côté des enjeux profonds de votre œuvre, si l'on ne prétendait retenir que le brillant théoricien du choix social, de l'économie du bien-être et du développement humain, en négligeant le fait que ces théorisations puisent très exactement leur inspiration dans la réalité humaine, dans la réalité de tous les humains, et qu’elles ambitionnent d’aider à comprendre les conditions de l’épanouissement de chacun et à en favoriser l’amélioration... Il est frappant à cet égard que dans vos écrits vous convoquiez très régulièrement ces réalités humaines à partir de votre expérience personnelle, de vos observations, de références historiques et littéraires. C'est à vrai dire un élément caractéristique de votre écriture, qui fait voir comment le penseur s'appuie sur des cas, des situations, y compris fictionnelles, ou se les objecte, pour mieux relancer sa réflexion.

En tout cas, depuis les travaux sur le choix social et le théorème d'impossibilité d'Arrow jusqu'aux théorisations des « entitlements », des « droits d’accès », ensuite des « capabilities », les « capabilités », qui ont accompagné vos analyses des causes des phénomènes de famine, de la pauvreté dans leur complexité, des inégalités, des constituants du bien-être, vous n'avez cessé d'aller et venir, des réalités économiques et sociales aux théorisations économiques, qui sont devenues de plus en plus indissociablement économiques et philosophiques, en vue de penser les enjeux éthiques et politiques sous-jacents. De sorte que les controverses théoriques, par lesquelles vous êtes passé, n'ont, me semble-t-il, jamais été une fin en soi, mais une façon de penser, et ce faisant, de promouvoir, ce que peut être véritablement un développement humain accompli, ce que veut dire garantir des conditions de vie dignes pour tout un chacun.

La préface de The idea of justice, cet important essai de 2009 traduit en 2010 sous le titre L'idée de justice, est à cet égard explicite, et mérite une attention particulière. Après avoir posé que « l'identification d'injustices repérables n'est pas seulement l'aiguillon qui nous incite à penser en termes de justice et d'injustice, c'est aussi le cœur de la théorie de la justice » (p. 12), vous expliquez comment cet essai se destine à développer une théorie de la justice, et de quelle nature : « Au lieu de proposer certaines réponses à des interrogations sur la nature de la justice parfaite, il (cet essai) cherche à déterminer comment procéder pour promouvoir la justice et éliminer l'injustice. » (p. 13). Ce qui vous amène à souligner 1) qu'une telle théorie de la justice doit « inclure des moyens de déterminer comment réduire l'injustice et faire progresser la justice » (p. 13), 2) qu'elle doit admettre que dans certains cas plusieurs logiques distinctes de justice peuvent résister à l'examen critique (= pluralisme des évaluations) (p. 14), et 3) que « la présence d'une injustice réparable peut être liée à des comportements transgressifs et non à des insuffisances institutionnelles » (p. 15).

L'on comprend ici qu’à vos yeux les institutions ne sont pas tout, même si un rôle instrumental important leur est logiquement reconnu (p. 17). L'élément principal, essentiel, ce sont les vies que les gens peuvent mener, « les vies réelles » (p. 15).

C'est ce qui vous conduit, dans cette problématique filée de la justice, à conférer une place fondamentale à la liberté individuelle, comprise dans son versant négatif (l’absence de contraintes) et aussi, sinon plus encore, positif (la capacité d'agir). Par différence avec le calcul utilitariste des plaisirs et des peines, par différence avec l'approche par les institutions et par les moyens de Rawls, vous pensez en termes de liberté d'agir, de capacité ou de capabilité : une société est d'autant plus juste, le bien-être qu'elle offre est d'autant plus grand, qu'elle peut offrir une vaste étendue de libertés d'agir, ou, dit dans vos termes, de réaliser les fonctionnements dont est potentiellement faite notre existence.

C'est aussi ce qui vous amène à promouvoir une idée forte et originale de démocratie, appréhendée en termes de raisonnement public : « l'ampleur des possibilités réelles qu'ont de se faire entendre des voix différentes, issues de diverses composantes de la population » (p. 17), permet de mesurer la réalité de la démocratie.

C’est aussi ce qui vous amène à soutenir la thèse, en particulier dans Development as freedom (1999, trad. fr. Un nouveau modèle économique. Développement, Justice, Liberté, 2000), selon laquelle il n’y a de développement que par et pour la liberté, liberté renvoyant ici à des libertés fondamentales : le libre exercice des droits politiques, la vie en sécurité et le libre choix de vies, les droits économiques tels que l’accès au crédit). La tyrannie, l’absence d’opportunités économiques, l’inexistence des services publics, l’intolérance sont ainsi autant d’entraves à la liberté, et donc au développement humain, dont le sens crucial se joue là.


Sur de pareilles problématiques, les recherches ne sont, dans le fond, pas plus fondamentales qu'appliquées, elles sont autant l'une que l'autre, et nous ne pouvons qu’admirer le fait que ces problématiques vous aient aussi amené à contribuer à l’élaboration de l’Indicateur de développement humain (IDH), qui mesure la pauvreté en fonction de la santé, du niveau d’éducation et du niveau de vie. Vous avez eu ainsi une influence considérable sur la formulation du Rapport sur le développement humain, publié par le Programme des Nations unies pour le développement, qui permet de classer annuellement les pays sur la base de différents indicateurs sociaux et économiques, dans le cadre de la mesure économique de la pauvreté et des inégalités. L’influence de vos travaux ressort de la même façon dans le Rapport sur le développement dans le monde de la Banque mondiale.

Il est également un autre trait remarquable de votre personnalité, que je ne saurais omettre de mentionner, et qui vous traverse, je veux parler de cette double appartenance à l’Inde par votre origine, votre formation, et les liens forts que vous avez toujours entretenus avec votre pays d’origine, ainsi qu’à l’Europe et aux Etats-Unis, qui ont fait de vous un professeur de Cambridge, d’Oxford, de Harvard. Entre les continents, les lieux et les cultures, vous semblez aller et venir avec aisance, vous vous êtes nourri de ces temps de formation qui se sont succédé ici et là, de ces temps d’enseignement et d’intervention successifs, et votre œuvre en a été d’autant enrichie. Et vous avez ce faisant contribué à questionner, depuis un point de vue autre, la vision occidentale du monde, si auto-centrée, y compris sur un sujet tel que la démocratie, dont vous lui contestez de s’arroger l’apanage exclusif.

Ayant esquissé en quelques traits, de façon très incomplète, ce qu’est votre parcours, ce qu’est votre œuvre et qui vous distingue, je voudrais pour terminer vous dire ce qui nous inspire, et ce qui nous-mêmes, Université Paris Nanterre, nous honore, dans le fait de vous attribuer ce doctorat HC.
C’est d’abord la fécondité de vos recherches et de votre œuvre, et leur capacité à disséminer, dont bien des personnes ici présentes cet après-midi pourraient témoigner, car elles s’en sont nourries et inspirées, comme tant d’autres dans le monde.
C’est aussi le fait que votre pensée se soit développée dans des disciplines, qu’elle en ait respecté les canons, mais qu’elle s’en soit également affranchie, mue par l’approfondissement de la réflexion sur les objets : le choix social en vue de quelle fin ? la nature du développement, des motivations individuelles, etc. Ce faisant, vous avez enjambé avec une sorte d’évidence admirable les frontières, pratiquant directement une forme d’interdisciplinarité, et passant avec la même évidence du plus fondamental au plus appliqué. Cela est à la fois remarquable et inspirant, pour une université comme la nôtre, très largement constituée de forces en SHS, qui est attachée tout à la fois au soutien des disciplines et au décloisonnement disciplinaire.
C’est également la nature des problématiques qui sont les vôtres bien sûr, et que j’ai évoquées : développement, capacité à agir, capabilité, justice, démocratie comme raisonnement public, lutte contre les inégalités sociales, les inégalités de genre. Nous en partageons dans bien des équipes ici l’importance, en économie et en philosophie bien sûr, mais aussi en géographie et en sociologie, en sciences de l’éducation, en études de genre, et d’autres encore ; nous vous lisons et vous nous inspirez. Vous êtes un point de référence théorique incontournable pour tous ceux que préoccupent ces questions de justice, de progrès social, de développement, de démocratie.
C’est enfin votre générosité : un doctorat HC distingue des personnalités remarquables, dont l’engagement est exceptionnel, dans le domaine académique, ou au-delà. Nous souhaitons cet après-midi honorer le très grand intellectuel, mais aussi l’homme, et son sens de l’humain porté à un si haut niveau spéculatif.

Vous me pardonnerez, pour terminer, de m’appuyer sur la Grèce ancienne qui m’est chère, pour achever cet éloge et tâcher in fine de vous caractériser et de vous qualifier en deux mots : vous êtes d’une part un authentique philanthrôpos au sens le plus plein, le plus rare et le plus noble du terme, et d’autre part, s’il est vrai que la liaison des vertus intellectuelles et morales caractérise, dans la lecture philosophique que l’on peut en faire, l’idéal grec du kaloskagathos, alors c’est bien à un kaloskagathos que je m’apprête, dans quelques minutes, à décerner ce doctorat HC au nom de l’Université Paris Nanterre.

M. Jean-François Balaudé,
président de l'université


Mis à jour le 07 mai 2020